18 ans de préhistoire dans les manuels scolaires

Analyse des manuels scolaires entre 1996 et 2014

Contenus d’enseignement, stéréotypes et manuels scolaires

Les manuels scolaires occupent une place importante dans l’enseignement de l’histoire, ainsi que tous les documents annexes comme les photocopies produits par l’enseignant. Ils interviennent non seulement dans la structuration des connaissances mais aussi dans la constitution des représentations en offrant aux enfants des « modèles d’identification ».

Il m’a semblé important d’accéder à travers ces ouvrages :

  • Au « savoir à enseigner » au regard du « savoir savant ». Il s’agit d’exercer une vigilance épistémologique c’est-à-dire d’examiner si la distance, la déformation entre l’objet de savoir et l’objet d’enseignement n’est pas telle qu’il existerait une rupture entre le savoir scientifique et le savoir scolaire.  
  • Aux représentations sociales historiques ou socioculturelles véhiculées à travers les textes et surtout les images. Il s’agit d’examiner la présence dans la manuel de contenus représentationnels susceptibles d’orienter le savoir à enseigner proposé. Les manuels vont nous indiquer comment les auteurs ont interprété les programmes et donc quelles sont leurs représentations de la Préhistoire.

Modèles de références pour l’analyse des manuels

J’ai mobilisé le modèle de la transposition didactique (TD) de Verret et de Chevallard pour aborder la question de la distance entre le savoir savant actuel (le savoir scientifique/historique en l’état actuel des connaissances) et le savoir à enseigner (le savoir transpositif tel que présenté dans les programmes et les manuels scolaire).

J’utilise le modèle KVP de Clément pour travailler les connaissances scientifiques et les conceptions de l’enseignement. Ce modèle s’inscrit dans celui de la transposition didactique et montre les interactions entre les connaissances scientifiques proposées dans les manuels et les valeurs qui leur sont sous-jacentes. J’ai choisi d’appliquer les trois modalités du modèle KVP sur les auteurs/éditeurs des manuels :

  • Le K aux connaissances scientifiques en Préhistoire qu’il est possible ou pas d’identifier à propos d’un thème précis.
  • Le V aux valeurs et représentations que les auteurs véhiculent consciemment ou inconsciemment.
  • Le P à leurs pratiques sociales lorsque cela est possible. Par exemple : « Les pratiques sociales de référence de l’élève en biologie peuvent être celles du jardinier, du médecin, du diététicien, du vétérinaire, de l’athlète de haut niveau… »  (Develay, 1992, p 23).

Hypothèses de travail

Je pose l’hypothèse qu’il existe une distance importante entre le « savoir savant » et le « savoir à enseigner » ainsi qu’une vision particulièrement stéréotypée du rôle des sexes.

Mon propos n’est pas de comparer un « savoir savant » et un « savoir à enseigner » en vue de critiquer le manque d’exhaustivité du second. Mon analyse porte uniquement sur ce que les manuels nous donnent à voir et non sur leur utilisation en classe ni sur la façon dont ils sont perçus par les élèves. « L’histoire à l’école est une “ fabrique ” à partir de matériaux choisis se chargeant de sens  à mesure qu’ils sont agencés  dans le cadre d’un montage spécifique » (De Cock, 2009, p.3). Ce processus correspond à un certain degré de scolarisation du « savoir savant ».

Encore faut-il que l’agencement soit pertinent et qu’il fasse sens. C’est pourquoi je m’intéresse non seulement au rapport entre le « savoir savant » et le « savoir à enseigner », mais aussi aux auteurs/éditeurs et aux conceptions qu’ils laissent transpirer à travers leur « fabrique » du manuel scolaire. « Une analyse didactique des manuels scolaires s’intéresse ainsi au contenu de ces manuels, mais elle cherche aussi à rendre compte de leurs messages, qu’ils soient explicites ou implicites » (Bernard et al., 2007, p.2).

J’ai tenté d’identifier les principaux obstacles épistémologiques et les représentations sous-jacentes susceptibles de brouiller le processus d’enseignement.

Méthodologie de la recherche

J’ai opté pour une approche à la fois quantitative et qualitative.

La première permet de saisir les tendances du point de vue de la saillance des éléments mesurés. La seconde permet de saisir la portée heuristique des images et des contenus tout en éclairant les données chiffrées. Cette étude ne se veut pas exhaustive bien que relativement large sur 18 années. Elle vise simplement à permettre un rapprochement avec les données issues des études empiriques pour en éclairer les résultats.

Ce que j’ai analysé

  • Le corpus : éditeur, année, niveau, auteurs.
  • L’organisation générale des ouvrages :
    • Le part de la Préhistoire et du Paléolithique dans les manuels.
    • Les contenus des chapitres.
    • L’archéologie et l’histoire.
    • Les marqueurs chronologiques scientifiques ou médiatiques.
    • Le genre.
  • Les contenus thématiques (je publie sur ce blog un article sur chaque thème) :
    • L’évolution humaine.
    • Le temps et la chronologie.
    • Le climat.
    • La faune.
    • Les objets.
    • Les attitudes.
    • Les actions.
    • L’art.
  • Les analyses d’images fictives illustratives.

Pourquoi ce choix

Chaque thème permet d’identifier quantitativement et qualitativement dans le manuel et sur l’ensemble du corpus la présence ou pas des éléments qui le composent. Par exemple, dans le thème « objets », j’ai déterminé :

  • Les types d’objets présentés dans chaque manuel.
  • Leur quantité.
  • Leurs différentes catégories (arme, outil…).
  • La façon dont il étaient montrés (dessin illustratif ou démonstratif).

J’ai retrouvé ces thèmes dans les différentes analyses empiriques ce qui a permis de faire des mises en correspondances.

Les illustrations sont illustratives et fictives lorsqu’elles montrent une scène de vie de la Préhistoire, simplement illustratives lorsqu’il s’agit d’accompagner le propos et démonstratives lorsque l’objectif est d’expliquer un processus, comme par exemple la taille du silex. Elles sont décrites en tenant compte du contexte de l’image au sein du chapitre ou des chapitres sur la Préhistoire à l’aide des paratextes (titre, légende, précaution d’usage, questions) et du contenu de la page (texte, lexique, exercices-jeux et méthode). On retrouve dans les analyses des images les contenus thématiques précédemment cités.

Le corpus

Mon analyse porte sur 13 manuels scolaires[1] utilisés en classe de CE2 entre 1996 et 2014. Le corpus est basé sur les deux critères suivants :

  • Un échantillon suffisamment important et bien réparti dans le temps pour que les résultats ne dépendent pas du biais de sélection.
  • Un nombre conséquent et suffisant d’indices d’un point de vue qualitatif et quantitatif.

Les types d’auteurs varient beaucoup d’un éditeur à un autre (tableau 1). Sur 13 manuels, 8 (61,5 %) ne comprennent pas d’enseignants du premier degré (pour Hatier 2009 et 2011, il s’agit juste d’une contribution).

Ce sont des enseignants du secondaire et des membres des inspections de l’Éducation nationale puis auxiliairement par des universitaires qui écrivent la plupart des ouvrages.  Belin est le seul éditeur à avoir clairement privilégié les professeurs des écoles. Alors que Magnard, Belin et Hatier travaillent avec quasiment les mêmes auteurs de 2002 à 2014, Hachette fait appel à des équipes plus variées. Plusieurs formateurs d’IUFM ont été associés à l’édition de 2011. L’unique contribution d’un archéologue est mentionnée dans un ouvrage chez Hatier. « Tous ces auteurs entretiennent une relation différenciée aux prescriptions, pouvant varier de la distance critique à l’obéissance la plus stricte » (De Cock, 2009, p. 4). Les éditeurs quant à eux bénéficient d’un pouvoir décisionnel important dû aux considérations économiques. Ils mentionnent parfois que le manuel est conforme à tel ou tel programme officiel.

Le corpus des manuels scolaires de 1996 à 2014
T1 – Le corpus des manuels scolaires de 1996 à 2014.

L’organisation générale du manuel

La part de la Préhistoire et du Paléolithique dans les manuels

Je présente dans le tableau qui suit (tableau 2) les caractéristiques générales des manuels étudiés : les périodes historiques, le nombre de pages dédié à la Préhistoire et au Paléolithique, les différents chapitres qui composent la période du Paléolithique. Les pages sur l’archéologie et l’histoire ne sont pas incluses dans le décompte.

Le contenu des manuels scolaires de 1996 à 2014.
T2 – Le contenu des manuels scolaires de 1996 à 2014.

J’ai constaté que les manuels scolaires ont des contenus très variables (tableau 2) : on y trouve soit de la Préhistoire, de la Préhistoire à l’Antiquité ou au Moyen Âge ou bien jusqu’au XXe siècle. Ceux qui ne se dédient qu’à la Préhistoire sont récents (Belin, 2013 et Hatier, 2014). Les manuels ont une moyenne de 95 pages : 30 % concernent la Préhistoire dont 56 % le Paléolithique. Un contenu peut aussi être dispersé dans plusieurs chapitres.

Les contenus des chapitres

J’ai divisé le contenu de l’ensemble des chapitres en huit thèmes pour vérifier leur présence et mesurer leur proportion (tableau 3). Le critère « chapitre » ne m’a pas paru pertinent car sous un même titre les contenus peuvent varier selon l’éditeur. Certains thèmes peuvent aussi coïncider avec un chapitre. L’art et les techniques sont les deux thèmes majeurs des manuels scolaires (entre 2,5 et 3 pages en moyenne).

Des thèmes absents

  • L’environnement, la faune, la flore et le climat : une demi page sur le mammouth (Hachette, 2007)
  • La pensée et la connaissance : chez Hatier (2009, 2011 et 2014) dans un chapitre intitulé « Les débuts de la pensée et de l’art », une page aborde la question du langage, de la médecine et de la science ainsi que la notion d’intelligence. Une relation directe est faite entre le développement du cerveau et l’intelligence (Hatier, 2014, p.18).
  • La religion et les croyances : l’édition de 2011 chez Hatier traite indirectement le sujet de la mort sans que le terme ou le sujet soit mentionné. Il est implicitement proposé à travers la photo d’un squelette. Les exemples choisis en 2011 et 2014 sont anachroniques puisqu’il s’agit d’un enterrement néolithique. Belin (2010 et 2013) aborde le sujet sans détour (comme Hatier pour 2014) avec l’exemple d’un enterrement néandertalien et parle de « sépulture » et de « rituels religieux ». Les auteurs mélangent dans cet assemblage de termes le champ des croyances et celui de la religion, l’existence de cette dernière n’étant pas attestée au Paléolithique.

La raison de ces absences

L’environnement

L’environnement est un sujet extrêmement complexe en Préhistoire à cause des multiples modifications du climat et donc des écosystèmes. Aborder l’environnement, c’est obligatoirement le traiter dans un cadre chronologique en associant faune, flore et paléoclimat puisqu’ils sont indissociables. Le cadre chronologique sous-entend la maîtrise des périodes préhistoriques ainsi que la compréhension globale des techniques et des choix qui fondent la périodisation (stades isotopiques). Tout cela nécessite de disposer d’outils didactiques adéquats : des tableaux comparatifs, des graphiques, des cartes, des listes d’animaux et de plantes « types » pour chaque environnement, des chronologies imagées.

La pensée et la connaissance

Il faut distinguer les traces qui permettent de dire si à telle époque les Hommes ont eu recours à des pratiques qui nécessitaient inévitablement certaines connaissances (par exemple la trépanation) et des sujets comme le langage ou l’intelligence sont plus complexes à traiter. C’est sans doute cette complexité et peut-être l’absence d’éléments suffisamment importants d’un point de vue quantitatif et qualitatif qui ont poussés les auteurs des manuels à ne pas aborder ce thème.

Toutefois, la multiplication des trouvailles et les dernières avancées, notamment en génétique, invitent à développer une approche de la Préhistoire au regard des sciences de la nature qui peut s’avérer très riche pédagogiquement et philosophiquement. Le croisement entre types d’humains (Néandertal et Homo sapiens) et leur cohabitation pacifique permet indirectement d’aborder le vivre ensemble (le racisme, l’acceptation de l’Autre, etc.). Pour le faire, il faut être outillé pédagogiquement car un sujet à l’origine « scientifique » peut très vite devenir socialement sensible.

La religion et les croyances.

Il s’agit d’une question socialement vive surtout en ce début du XXIe siècle ; c’est pourquoi, à notre avis, elle n’est pas traitée et laissée à l’appréciation des enseignants. C’est regrettable car la distance créée par l’éloignement temporel entre la Préhistoire et notre époque permet justement de rendre le sujet moins sensible aux enjeux du présent.

Les thèmes de la préhistoire dans les manuels scolaires de 1996 à 2014
T3 – Les thèmes de la préhistoire dans les manuels scolaires de 1996 à 2014.

L’archéologie et l’Histoire

L’archéologie réduite à la portion congrue

Presque tous les ouvrages proposent en moyenne deux pages sur l’archéologie (tableau 4). Un visuel pleine page montre en général des archéologues en train de fouiller. Les livres scolaires présentent le travail de l’archéologue de façon sommaire (Magnard, 2010 et 2013 ; Belin, 2013 ; Hatier, 2002, 2009 ; Hachette, 2013). L’édition de 2011 chez Hatier est assez détaillée, ce qui est certainement à mettre en corrélation avec la contribution d’un archéologue dans l’élaboration de l’ouvrage. C’est aussi le cas pour 2014, mais dans une moindre mesure car l’archéologue ne figure plus dans l’équipe.

Les éditions de Belin (2010) et de Hachette (2014) sont aussi très documentées, bien que cette dernière mélange les contenus sur l’archéologue et l’historien, ce qui présente un risque de confusion. Les pages qui traitent de l’archéologue et de l’archéologie sont généralement suivies de deux pages sur le travail de l’historien et l’Histoire. Hachette a particulièrement investi la question et propose même deux pages supplémentaires avec une méthode à l’intention des élèves pour faire de l’histoire et de l’histoire des arts. Chez Hachette (2007), l’archéologie est présentée comme une discipline auxiliaire à l’histoire et on retrouve en filigrane la vieille rivalité entre historiens et archéologues (une représentation des auteurs historiens ?) : « Pour les périodes très anciennes, ces sources sont rares ou inexistantes. L’historien utilise donc l’archéologie » (Hachette, 2007).

Confirmé par les enseignants et les élèves

Lorsque j’ai fait ma thèse de doctorat, j’ai systématiquement interrogé élèves et enseignantes sur la différence entre un archéologue et un historien. Personne n’a été en mesure d’y répondre ce qui confirme la pertinence du sujet. L’archéologie et l’histoire sont des disciplines qui renvoient à des épistémologies (façon dont la connaissance scientifique se construit) spécifiques que les enseignants devraient être en mesure de situer pour envisager la mise en œuvre de dispositifs didactiques, qui s’inscriraient dans le cadre du modèle intermédiaire d’appropriation de l’histoire.

À partir des années 2000

À partir des années 2000, on observe une rupture qui correspond dans les programmes à la nécessité d’aborder « la connaissance par traces qui pour l’historien sont des sources ou des documents. (…) En s’appuyant notamment sur les ressources locales, on approchera donc la Préhistoire par les traces qu’elle a laissées, par la façon dont elles ont été découvertes et exploitées, les lieux où elles sont conservées (sols d’habitats, restes humains et animaux fossiles, outils, représentations pariétales et sculptées… » (B.O. hors-série n°  1 du 14 février 2002). Pour l’anecdote, les dinosaures ne sont mentionnés que dans l’édition de 2014 chez Hachette pour prévenir toute confusion avec des animaux qui n’appartiennent pas à la Préhistoire.

L'archéologie et l'Histoire dans les manuels scolaires de 1996 à 2014.
T4 – L’archéologie et l’Histoire dans les manuels scolaires de 1996 à 2014.

La présence quasi systématique de pages sur l’archéologie alors que ce n’est pas le cas sur l’histoire démontre que les auteurs des manuels ont conscience de la filiation inévitable entre la Préhistoire et la discipline qui la fonde : l’archéologie. Je ne partage pas le point de vue de Pascal Semonsut lorsqu’il affirme que l’archéologie dans les manuels est réduite à son expression minimum (2013, p. 120-121).

Les marqueurs chronologiques scientifiques ou médiatiques

J’ai mesuré la présence de certains termes pour estimer l’influence du savoir savant parmi lesquels des noms de fossiles, de préhistoriens, de sites ou de films (voir tableau 5).

Des fossiles “bleu blanc rouge cocorico”

À l’exception de Magnard, le site de Tautavel est un sujet incontournable qui est traité selon les manuels dès les premières pages (page 1 ou 2). De façon beaucoup moins régulière y compris chez un même éditeur, le nom de son découvreur, Henri de Lumley y est associé. La deuxième référence majeure est celle de Lucy (3,2 millions d’années) dans la partie évolution humaine. Cet australopithèque est présenté comme le fossile emblématique des australopithèques et plus largement des plus anciens hominidés, même si ce n’est plus le cas désormais.

AO, le dernier Néandertal - film 2010
F1- AO, le dernier Néandertal – film 2010,
Belin 2013 et Hatier 2014

Deux des treize manuels (Hachette 2007 et 2013) font d’ailleurs référence à Toumaï (7 millions d’années) en même temps que Lucy. Abel (entre 3 et 3,5 milions d’années), un autre hominidé, n’est mentionné qu’une seule fois, sans doute parce qu’il était redondant de mentionner un autre australopithèque contemporain de Lucy. Le codécouvreur de Lucy en 1974, Yves Coppens, n’est présent que dans l’édition de 1994 chez Hachette. On observe que le délai de transposition didactique est très lent puisqu’Abel est découvert en 1995 et Toumaï en 2002. C’est même plus lent pour les supports médiatiques puisque l’on retrouve une dizaine d’années plus tard chez Belin (2013) et Hatier (2014) la même image extraite du film de L’Odyssée de l’espèce (voir figure 1) de Jean Malaterre (2003).

Des archéologues invisibles

Les archéologues sont quant à eux les hommes invisibles de la recherche : j’ai interrogé élèves et enseignants en leur demandant de me donner le nom d’un archéologue connu et d’un historien. Les élèves n’ont pas été en mesure d’y répondre et les enseignants ont été tout au plus capable de fournir le nom d’un historien mais jamais d’un archéologue.

Reste la dimension nationale de la Préhistoire. Sans aller jusqu’à dire comme Lucien Febvre qu’une « histoire qui sert est une histoire serve »[2], il n’en demeure pas moins que depuis les programmes de 2002, la préhistoire s’est nationalisée.

C’est ainsi que les habitants de Tautavel sont devenus, dans les titres même des chapitres, « Les premiers habitants de la France » (Hatier, 2002 et 2011 ; Hachette, 2004, 2013). L’homme de Tautavel, un pré-néandertalien, anciennement européen (En Europe, l’homme de Tautavel, Hachette, 1996) devient français et complète la filiation historique en initiant la lignée des grands personnages nationaux. D’autres auteurs ont été un peu plus prudents puisqu’ils ont choisis d’en parler, sans en faire un titre, en tant que  « le plus ancien habitant connu de la France » (Hatier, 2009) ou « le plus vieil habitant retrouvé en France », (Belin, 2010). Belin (2010 et 2013) insiste en parallèle sur la dimension européenne en titrant « les premiers hommes d’Europe » dans les chapitres sur l’évolution humaine.

En dehors de la nécessité de le situer géographiquement comme n’importe quel hominidé, est-il nécessaire d’en faire l’habitant d’un pays particulier ? La formule n’implique-t-elle pas un glissement sémantique presque automatique dont le résultat est la francisation anachronique d’un fossile ? Cela soulève la question de la dimension universelle de la Préhistoire et l’exigence d’un discours pédagogique d’accompagnement qui insistera sur une vision planétaire de cette période antérieure à l’Histoire.

Les marqueurs chronologiques dans les manuels de 1996 à 2014.
T5 – Les marqueurs chronologiques dans les manuels de 1996 à 2014.

Conclusion

Je donne ici la conclusion des analyses que j’ai effectué. Si tu veux en savoir plus, plusieurs articles sur ce blog détaillent chaque thème.

Le savoir de sens commun scolaire est largement impacté par la façon dont l’enseignant va intégrer les prescriptions officielles et utiliser le manuel scolaire. Ce dernier intervient dans la pratique professionnelle de l’enseignant comme dans la pratique scolaire de l’élève. Nous avons constaté que les préconisations demeurent floues et laissent toute latitude à l’enseignant pour les interpréter. L’analyse thématique et iconographique des manuels scolaires qu’enseignants et élèves utilisent en classe a révélé que ces supports sont largement porteurs d’informations erronées et de fausses représentations.

Les valeurs

Le processus de transposition didactique externe est très largement impacté par les valeurs, c’est-à-dire les représentations sociales des auteurs (voire des éditeurs). Il n’est plus question de créationnisme, de fixisme, d’ethnocentrisme et de racisme (l’origine africaine est acceptée), d’anhistorisme (le temps biblique laisse place à une histoire chronologique) et l’origine animale de l’Homme n’est pas remise en cause puisque les manuels sont largement « évolutionnistes » comme l’a montré dans sa thèse Marie-Pierre Quessada (2008).

Cependant, il s’agit d’un évolutionnisme aux arrières goûts de finalisme, d’anthropocentrisme, de darwinisme social, de lamarckisme, d’européocentrisme, réductionniste et teinté de sexisme (voir figure 2).

Les obstacles épistémologiques
F2 – Les obstacles épistémologiques

Tous ces obstacles épistémologiques se manifestent par l’intermédiaire de conceptions diverses :

  • Un temps linéaire, orienté, compacté et synthétique.
  • Une évolution humaine par transformation progressive (du singe à l’homme) et continue.
  • une technique qui suit le chemin de l’évolution vers le progrès (chronologie lithique).
  • La nécessité pour l’homme de survivre dans un monde difficile grâce à la maîtrise de l’environnement (l’Homme contre la nature) par la technique (armes et outils).
  • Une faune considérée comme une ressource (chasse) et un climat comme un problème (froid).
  • Un humain qui vit dans un monde dénaturalisé (aucune flore, quasi absence du climat).
  • Des actions et des attitudes humaines largement stéréotypées socioculturellement du point de vue du rôle des sexes avec en filigrane la domination de l’homme sur la femme.
  • Un art patrimonial déjà-là.

Les connaissances

Du point de vue des connaissances, on constate :

  • L’absence de références épistémologiques (évolution, temps).
  • L’absence de connaissances (climat) fondées scientifiquement (actions et attitudes) ou actualisées (évolution) ou problématisées (tous les thèmes) ou de fondements didactiques (objets, art).
  • Des erreurs (évolution, objets, images).
  • Des contenus essentiellement descriptif et techniques (objets, art).
  • Un réductionnisme (objets, art, faune) et des savoirs fortement socialisés (actions, attitudes, images).
  • Des visuels qui sont le reflet synthétique de ces représentations.

Les représentations sociales

Il s’en suit que les représentations sociales historiques et socioculturelles imprègnent fortement le contenu du savoir à enseigner. Du point de vue de la pensée sociale, nous constatons une vision particulièrement stéréotypée des rôles de sexe. D’après plusieurs travaux dont le rapport de la HALDE de 2007 [3] sur les stéréotypes dans les manuels scolaires et l’analyse de Fanny Lignon sur le « genre dans les manuels scolaires », les femmes « sont souvent réduites aux rôles de mères ou d’épouses, absentes du monde du travail et a fortiori du monde politique. Les images des manuels représentent les filles comme femmes de ménage, femme fragiles et soumises, idiotes ou tentatrices dépendantes en tous cas des attentes masculines (…). Les garçons (…) soldats, ouvriers, hommes politiques, scientifiques avec des attitudes liées à l’action et à la domination » (Lignon et al., 2012, p. 5). La préhistoire dans les manuels n’échappe pas à ce constat.

Les manuels scolaires dans la transposition didactique
Les manuels scolaires dans la transposition didactique

La formation des auteurs

Il existe une différence importante entre le « savoir savant » et le « savoir à enseigner » au point qu’il est possible de parler de rupture épistémologique. Cette rupture peut en partie s’expliquer par la formation universitaire des auteurs : aucun archéologue ou préhistorien ou paléolithicien ne figure parmi eux. La majorité des enseignants sont du secondaire et historiens. Ils ne peuvent donc mobiliser une épistémologie de la Préhistoire qu’ils ne maîtrisent vraisemblablement pas.

À l’autre bout de la chaîne, les enseignants n’ont pas forcément une formation d’historien et doivent souvent faire appel à leurs souvenirs d’élève et d’étudiant d’IUFM comme l’explique une enseignante : « Dans mes préparations, j’utilise mes connaissances personnelles, ce que j’ai appris quand j’étais au lycée » (Audigier et Tutiaux-Guillon, 2004, p. 119).

Ces connaissances personnelles sont renforcées par la lecture des manuels, des recommandations, des ouvrages de vulgarisation et grand public mais quasiment jamais par une référence directe aux sources ou à des ouvrages spécialisés (Ibid.).

Perspectives

Il serait en effet intéressant de pouvoir évaluer l’utilisation effective de la partie « préhistoire » du manuel d’histoire en classe en élémentaire et le rapport réel entre « savoir à enseigner » et « savoir enseigné ». Toujours est-il que l’analyse des manuels scolaires que nous avons réalisée permet déjà, au préalable, de prendre la mesure des connaissances et des valeurs qui sont transmises.

La perspective indirecte de ce travail pourrait, faute d’envisager de façon idéale la création de manuels adéquats, par des équipes mixtes qui comprendraient des enseignants de l’élémentaire et des archéologues et/ou des médiateurs culturels spécialisés, consister à aider les enseignants à identifier les images stéréotypées et à prendre le recul nécessaire pour pouvoir les déconstruire avec leurs élèves.


[1] Belin, 2010 (ISBN 978-2-7011-5427-5) et 2013 (ISBN 978-2-7011-6554-7) ; Hatier, 2002 (ISBN 2-218-73750-7), 2009 (ISBN 2-218-93527-5), 2011 (ISBN 978-2-218-92073-8) et 2014 (ISBN 978-2-218-97325-3); Magnard 2004 (ISBN 978-2-210-52102-5) et 2010 (ISBN 978-2-210-52107-0) ; Hachette 1996 (ISBN 2-01-115947-4), 2004 (ISBN 978-2-01-116381-3), 2007 (ISBN 978-2-01-117370-06), 2010 (ISBN 978-2-01-1175497-6), 2013 (978-2-01-117667-7).

[2] Leçon inaugurale à l’université de Strasbourg, 1919.

[3] Place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires, rapport final, réalisé pour le compte de la Haute Autorité contre les Discriminations et pour l’Égalité, sous la direction de Pascal Tisserant et Anne-Lorraine Wagner, université Paul Verlaine-Metz, 2007.


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